L’INTEGRATION PAR L’ETHIQUE ARTISANALE: L’exemple De Ali Bellagha (partie VI)

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Extrait de mon livre « Peintre à Tunis : Pratique artistique maghrébine et Histoire (L’Harmattan Paris 2006) et qui est ,en fait, le corpus de ma thèse , soutenue en 1977 à la Sorbonne. Chapitre consacrée à la pratique de Bellagha et que je publie sur mon blog, sous forme d’une série de six parties dont celle-ci  en est la sixième et dernière.

 

 

E) De la fonction d’artiste.

La conversion des artistes en dessinateurs a été, dès les premières années de l’indépendance, une revendication exigée aussi bien par les peintres eux-mêmes que par les autorités qui les ont encouragés à se définir en tant que « designers ». Et ce n’est pas en fonction de nobles principes que l’Administration avait encouragé les artistes mais plutôt parce qu’elle croit avoir besoin d’eux[1].

« Pour l’État », écrit Ellen MICAUD en paraphrasant, comme elle le signale, Jacques BERQUE, « il s’agissait d’insister sur le progrès de l’art dans la nation et le progrès de la nation par l’art ».

S’il est vrai, comme l’ont ressenti les artistes eux-mêmes, que la définition de l’artiste peintre qui se dégage de la pratique coloniale de ce bel art de la peinture n’était pas de nature à correspondre aux taches nouvelles que l’on était en droit d’exiger des artistes d’un pays indépendant, il faudrait remarquer que l’alternative du « dessinateur » n’était pas heureuse non plus. Le rôle purement idéologique que l’on peut découvrir, aujourd’hui, à la peinture de l’époque coloniale, trouve, en fait, son équivalent dans la pratique « fonctionnalisante » du « designer » à la tunisienne. Le changement a consisté dans la conversion d’une vision affirmative d’une idéologie de domination, en sa continuation plus pragmatique: celle qui découle de la nécessité de l’efficacité et de la rentabilité que l’on assigne à toute activité sociale, y compris celle de l’artiste.

Ce fonctionnalisme, tel qu’on l’a vu jusqu’ici, à travers l’examen de deux cas d’intégration de l’art dans la société, en prétendant assigner à l’artiste la tâche qui consiste à faire progresser l’art dans la nation afin de faire progresser cette dernière, se révèle en définitive, aussi idéologique que le contenu du concept de progrès dans l’art auquel se réfère cette définition du rôle de l’art et de l’artiste dans la société[2].

La fonction d’utilité que revendique l’artiste dessinateur, tout en rejetant apparemment le modèle de marginalité instituée de la période coloniale, n’en demeure pas moins teintée de parasitisme. Car, comme on vient de l’observer à travers la présentation critique des exemples de GORGI et de BELLAGHA, la justification du rôle social de l’artiste passe par l’illustration du discours idéologique qui considère l’art comme nécessaire, certes, mais seulement comme un supplément d’âme destiné à sauvegarder la personnalité de la nation[3]. Mais comme dans la pratique concrète, nous n’avons pas trouvé de liens objectifs qui pourraient démontrer le caractère national de la production de ces peintres et que, bien au contraire, nous y avons reconnu la satisfaction des besoins spirituels d’une élite aisée et objectivement coupée des valeurs qui demeurent vivantes au sein de la majorité de la population, nous ne pouvons concéder à cette production une fonction idéologique, au sens organique et historique du terme[4]. Par contre, elle est peut être idéologique au sens que GRAMSCI donne aux idéologies arbitraires qui ne sont que les auto-justifications voulues d’une structure déterminée qu’elles rationalisent en apparence mais dont l’effet réel est d’engendrer des mouvements individuels ou encore polémiques[5]

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[1] « Quand on demande à tel peintre tunisien comment il se définit, il admet l’insuffisance du mot « peintre ». Il peut répondre « décorateur  » en s’identifiant aux diplômés des écoles françaises d’Arts Décoratifs. Un peintre tunisien qui connaît les Etats Unis, A. GORGI, confirme qu’aujourd’hui beaucoup de peintres tunisiens sont ce que nous appellerions des « designers »… A son avis, grâce à la confiance que témoignent les autorités en leur valeur, ils ont un rôle beaucoup plus varié que celui de leurs confrères occidentaux »: Ellen MIGAUD (Article déjà cité page 15).

[2] La notion de progrès est intellectuellement équivoque et ne saurait être le concept d’aucun discours cohérent. Elle consiste à identifier, en quelque domaine qu’on l’emploie, la succession des époques à leur hiérarchie. Si le progrès n’est qu’une possibilité, le décréter est arbitraire. Mais s’il est nécessaire, il n’est que l’envers d’un projet, se réalisant à travers le devenir humain. Quant à savoir s’il est réel et vers où il tend, nul ne peut rien en dire; car que gagne-t-on à appeler « progrès » l’histoire? Dictionnaire philosophique Marabout (Ed. GERARD, BELGIQUE 72)

[3] « Nous recherchons la diversité comme facteur d’enrichissement, mais cette diversité et cette ouverture ne nous font oublier, en aucune façon, notre tradition culturelle. Et pour parler en termes plus précis, les exigences de notre identité culturelle nationale. Les arts de notre pays et de notre tradition arabo-musulmane sont toujours très bien représentés. Il y a donc diversité ouverture et recherche de l’authenticité. (Mahmoud MESSADI, ministre des affaires culturelles de Tunisie, déclaration à l’hebdomadaire Dialogue du 8 septembre 1975.)

[4] Tout au long de ce chapitre nous avons utilisé le terme idéologie dans le sens gramscien. Nous éprouvons donc la nécessité de rappeler ce que le penseur italien entendait quand il parle d’idéologies historiques et organiques par opposition aux idéologies « arbitraires ». Selon GRAMSCI, « une idéologie est une conception du monde qui se manifeste implicitement dans l’art, le droit, l’activité économique et dans toutes les manifestations de la vie individuelle et collective« . -« GRAMSGI dans le texte page 138, Ed. Sociales, Paris 1977.

[5] Par ailleurs GRAMSCI distingue entre une idéologie historiquement organique qui est nécessaire à. une certaine structure et une idéologie arbitraire rationaliste, voulue. Pour lui, les idéologies historiquement nécessaires ont une validité psychologique. Elles aident les hommes à s’organiser et forment les terrains où ils se meuvent et où ils acquièrent conscience de leur position etc. Quant aux idéologies arbitraires, qui ne créent rien d’autres que des mouvements individuels et polémiques, elles ne sont pas inutiles « puisqu’elles s’opposent à la vérité et permettent donc son affirmation.

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