Esmahen BEN MOUSSA, parle d’une exposition de Asma GHILOUFI : deux femmes qui respirent dans « État d’Urgence ».

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 الأدب تَنَفُسٌ لا تَنْفيس . عز الدين  المدني

 

Toutes deux font partie des rédacteurs du Journal État d’Urgence, journal à parution aléatoire, publié par ses rédacteurs, distribué gratuitement à ceux qui le méritent et dont le titre trouve son mordant dans une idée  originale de Imed Jemaiel. Asma Ghiloufi qui s’y révèle une grande plume, trempée dans une pratique artistique  hautement contemporaine qui, par ailleurs, fait d’elle une grande poétesse qui sera, dans l’à-venir immédiat, la  véritable révélation de la poésie d’expression française la plus prometteuse parce que la plus actuelle. Et je prends date. Comme je l’avais fait auparavant pour une autre poétesse, proche d’État d’Urgence, Saloua Mestiri.  Ensuite, Esmahan BEN MOUSSA qui se  présente comme historienne de l’Art de formation, mais qui se révèle, elle aussi une Critique d’Art de grande présence et d’écoute dont  l’approche esthétique concrète, s’ancre,  pour elle aussi,  dans une maîtrise implacable de la Langue Française. Toutes deux doctorantes et enseignantes à l’Université tunisienne, témoignent de l’existence d’une élite de jeunes chercheurs qui donnent de l’espoir quant à un avenir  meilleur d’une institution  qui semble crouler sous le poids de l’opportunisme généralisé à caractère idéologique , mais aussi à résonance « socio-économique »qui frise l’indignité.

De gauche à droite  : Asma Ghiloufi, Amina Saoudi, Souhir Lamine et au premier plan Esmahan Ben Moussa,  à Ezzahra, chez Oussema Troudi et Asma Ghiloufi.

 

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« Objets inanimés, avez-vous donc une âme »
(Lamartine, Milly ou la terre natale)

Le 15 avril 2017 à la Galerie Mille Feuilles de la Marsa, c’est dans un univers de sobriété hautement rationnel, économique, redoutablement efficace et prestement décalé que l’artiste plasticienne et chercheure en design Asma Ghiloufi nous convie à sa première exposition personnelle de dessin.
Né de la sensibilité de l’artiste à l’objet industriel, « Au doigt mouillé » rassemble une douzaine de couples d’objets, l’objet dessinant et l’objet dessiné (Baignoire_ Trou de serrure, Pomme_ Couteau, Mannequin_ Ciseaux, Serpent_ Escarpin, Coupe_ Bouteille, Cendrier_ Briquet, Peigne_ Perruque, Livre_ Lunettes, Cravate _ Rouge à lèvres, Parapluie_ Parapluie, Encrier _ Plume et Chapeau_ Canne).
Ces objets sont imprimés sur la surface de la toile moyennant des tampons fabriqués à partir de maquettes préalablement conçus par l’artiste. Imbibant, pressant, imprégnant, trempant, ensuite recommençant, le travail est en acte. L’empreinte à plat est reconduite inlassablement dans un mouvement manipulatoire soutenu et reproductible qui plonge l’atelier dans un décor sonore que de brefs instants de silence où la matrice gravée se charge d’encre viennent interrompre. La surface picturale est explorée librement dans un premier temps. Elle donne ensuite lieu à une réflexion plus engagée sur les ombres et les lumières, les contours des objets et leur texture. Coup après coup le dessin prend forme.
Asma Ghiloufi se faufile dans les bredouillements volatiles de la mémoire des temps modernes de Charlie Chaplin, guette au milieu du panthéon moderne, des objets industriels presque triviaux, gommés, abîmés et oubliés et les imprègne, de la manière la moins tapageuse d’une existence autre. L’empreinte du tampon rejoint l’empreinte de la mémoire et la fugacité du temps devient matière. Sorte de retrouvailles avec les fondements du design, le travail d’Asma Ghiloufi est délibérément interstitiel, volontairement à la croisée de l’art et du design. Il s’affirme d’emblée comme une volonté d’expérimenter une pratique qui ouvre des lignes de fuite sur le monde postindustriel, marquant sans doute un moment d’interrogation qui dépasse le paradigme consumériste pour conférer à des objets ordinaires, quotidiens une présence quasi-poétique et des scénarios de dialogues intimes ou métaphoriques.

On peut dès lors mieux percevoir quel régime de lecture le titre du catalogue entend instaurer. Il s’agit d’obtenir du lecteur une suspension d’incrédulité pour saisir une certaine malice de l’œuvre loin de toutes les connivences. Les duos d’objets sont basés sur une série de points de vue se subsumant dans un brouillage de la notion de fonction à laquelle l’artiste préfère décliner une palette nuancée de métaphores et de fictions autour de chacun des couples d’objets dessinant/ dessiné. Des propositions opératoires non figées faites de complémentarité, de dépendance, de convenance, de provocation ou de convivialité, nous amenant à remettre en cause nos poncifs, nos clichés et nos conventions de passages en force interprétatifs et à reconsidérer notre expérience de l’objet de la manière la moins autoritaire. L’ensemble se présente comme un essai d’élasticité sémantique où l’œuvre participe du jeu fictionnel, comme une sorte de sape qui dépouille l’acte créatif et le plonge dans une posture de feintise par rapport à la perception et l’usage de l’objet.
Asma Ghiloufi nous invite ainsi à poser un regard distancié sur tout ce qui est « déjà là », de le déjouer et de faire un pas de côté dans un monde étonnant fait d’interpellation, de confusion, d’un supplément d’âme et d’amusement… Les œuvres nous saisissent, et de biais, nous dévoilent une part de l’artiste et probablement une part de nous même.

Esmahen Ben Moussa, le 4 Avril 2017.

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