Création artistique : La privatisation nécessaire, loin de tout interventionnisme associatif, syndical ou étatique

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jeudi 1 octobre 2009, 02:14

Répondant à l’invite indirecte qui m’a été faite par mon ami Amor Laghdemsi qui m’a marqué dans son dernier article où il regrette que l’état ne prenne ses responsabilités à l’égard des artistes, j’ai pensé qu’il était opportun de publier sur facebook quelques pages de mon livre « peindre à Tunis » paru chez L’Harmattan à Paris en 2006 et qui malgré le fait qu’elles aient été rédigées, il y a plus de trente ans demeurent, à mes yeux d’une actualité certaine.

« Le rapport de l’art au marché est de même nature que celui qui existe entre l’art et l’idéologie, ou bien entre l’art et la technique. Et l’attitude du marché à l’égard de la nature désintéressée du travail artistique qui constitue en tant que tel, une critique de ce marché, rappelle aussi, l’attitude de l’idéologie de la démocratie à l’occidentale qui se permet de cultiver, en son sein sa propre négation, ce qui lui accorde une légitimation et une garantie de survie.
En rappelant l’exemplarité de ce marché occidental aux yeux des propriétaires de galeries qui essayent de créer un marché tunisien, nous pouvons à présent, toujours en adoptant la logique même du système auquel ils se réfèrent, expliquer les difficultés de démarrage dans lesquelles ils se débattent.
Comme nous l’avons démontré précédemment, le peintre maghrébin à l’occidentale ne peut se libérer du caractère aliénant de sa pratique, qu’en dépassant les conditions d’origine qui ont présidé à l’implantation de cette technique de représentation en pays colonisé. C’est à dire, en renonçant à traiter l’art de la peinture, à partir de l’idée de modèle, ce qui les amènent à le réduire à de l’idéologie pure. Il en est de même pour l’aspect économique de cette pratique. Le marché occidental, considéré comme modèle d’intégration de l’art de peindre au sein de la société, se voit alors réduit à son aspect extérieur et formel: des galeries privées à partir desquelles on se propose d’écouler une production destinée à la consommation de luxe. Nous retrouvons là les effets de cette vision évolutionniste de l’histoire, qui fait prendre à celui qui, l’adopte, les signes extérieurs de développement pour un réel progrès.
La réalité du marché de la peinture tunisienne telle qu’elle se présente actuellement, est donc le résultat d’une approche utopique du développement culturel, par le biais de l’intégration de l’activité artistique dans l’activité économique en général. Les efforts fournis dans ce sens, aussi bien par État que par les privés participent, comme on dit, de la création d’une tradition. Mais, en ne tenant pas compte de l’aspect globale et complexe de la notion de développement, cet effort encourage à chaque fois l’un des aspects, pourtant indissociables de l’activité culturelle. Issu d’une approche dichotomiste, cet effort a considéré l’art de peindre, sous des angles différents, mais sans considération des liens organiques qui existent entre les différents points de vues. C’est ce qui fait que chacun des aspects semble contredire l’autre.
La situation actuelle semble être le résultat de plusieurs choix de développement culturel successifs et dont les effets sur la réalité se sont sédimentés en une sorte de pratique culturelle ambiguë, où le marché tend à nier et contredire la dimension culturelle de la peinture, alors qu’elle lui est nécessaire; les jeunes artistes tendent à moraliser leurs activités, se cantonnent dans l’idéologie et continuent à vouloir se faire entretenir matériellement par la commission d’achat étatique.
Historiquement, ce qui a, jusqu’ici, empêché le dépassement de la problématique artistique coloniale qui considère la création artistique comme une technique de mise en valeur, au service de l’idéologie, peut trouver une explication dans les différentes phases politiques que le pays a connues depuis l’Indépendance.
La période des années soixante, marquée par la prise en considération d’un modèle socialiste, en matière de développement économique et social s’était caractérisée par une mobilisation de la pratique artistique au service de l’idéologie. Nous avons alors assisté à une fonctionnarisation des artistes, et au rôle important que le département des affaires culturelles et sa commission d’achat avaient joué dans la promotion d’une « culture nationale développée ». Répondant aux structures collectivistes de l’époque, les artistes, sous l’initiative de État, s’étaient regroupés en une association-institution, l’Union des Artistes, dont la fonction était d’harmoniser les rapports entre le ministère et les artistes, et ceux des artistes entre eux.
Dans ces conditions, l’existence même d’une institution centralisatrice, organisatrice et conciliatrice, implique l’élimination de la concurrence entre les différents groupes d’artistes, ou bien sa formalisation. D’où ce phénomène de rassemblement de peintres, non pas sur la base d’affinités, mais plutôt d’intérêts matériels et de partage des commandes étatiques et des bénéfices que peut rapporter, à ces rassemblements, les acquisitions faites par la minorité de clients du marché de la peinture. C’est ce que nous avons désigné par « une situation de monopole esthétique », conséquence de la confiscation, au profit de l’institution conciliatrice, de la confrontation créatrice entre les tendances. L’existence de cette institution, l’Union des Artistes, porte, en elle même, la référence explicite à une organisation sociale et économique que l’on rencontre dans les pays, de l’Europe de L’Est, ou bien dans certains pays du Tiers-monde qui ont opté pour des choix idéologiques similaires. On sait que dans ce cas, il serait absurde de parler d’un marché de la peinture, dans le sens qu’on lui donne en Europe de l’Ouest ou bien aux Etats Unis d’Amérique.
Par contre, la libéralisation du marché, au niveau de la production, qui caractérisera le pays, à partir des années soixante-dix, se réfère, quant à elle, au système que l’on rencontre dans les pays occidentaux. On sait que dans ces derniers, les multiples organisations d’artistes, de dimension presque macroscopique, se limitent à des tâches syndicales et ne comptent parmi leurs membres que le « prolétariat artistique », selon l’expression de Raymonde MOULIN.
Pour illustrer ce passage de l’époque collectiviste à celle libérale d’après l’année soixante-neuf, nous rappelons la présentation du critique d’art tchécoslovaque, Miloslav Krajny, qui parle de Zoubeir TURKI, (qui a été à la tête de l’Union des Artistes pendant sept ans) comme étant un peintre engagé, au service de son peuple. Ensuite une déclaration de Abdelaziz GORGI, lors de l’ouverture de sa Galerie, dans laquelle celui-ci parle de la finalité de son entreprise (voir chapitre' »peindre à Tunis »).
La contradiction réside dans le fait que, parallèlement à l’apparition de galeries privées, l’Union des Artistes, ayant perdu sa fonction de départ avec le changement d’orientation politique, s’est transformée en instance de temporisation et de conciliation A ce sujet, Zoubeir TURKI, parle aujourd’hui encore, du rôle que joue l’Union des Artistes. Celui-ci consiste à permettre à ses adhérents d’oeuvrer et de vivre en paix (Dialogue du 3 Novembre 1975). Et nous ajoutons à notre tour, une paix qui a enlevé à l’acte de création artistique, son attitude nécessairement polémique. D’intellectuel conscient, l’artiste se voit alors réduit à un producteur de tableaux ou bien en réalisateur de décorations.
Conséquence de la superposition de ces deux choix contradictoires, la création artistique, privée de sa dimension polémique, s’est vue livrée à la concurrence au niveau de la production et de la vente. Cette situation ne peut favoriser que ceux qui ont les moyens matériels de soutenir cette concurrence et de l’emporter facilement sur ceux qui n’ont pas eu le temps de les avoir. Etant donné les dimensions relativement modestes du marché, elles profitent matériellement à ceux qui ont eu l’occasion, pendant la période d’encouragements et des commandes importantes de État (avant 69) de se doter d’un pouvoir économique conséquent, c’est à dire aux artistes de la première génération.
II n’est pas étonnant alors de constater que ceux qui arrivent à vivre de leur art sont ceux-là mêmes qui sont opposés à l’intellectualisation de l’acte de peindre, parmi lesquels nous avons déjà cité Zoubeir TURKI et Abdelaziz GORGI (voir les déclarations de ces deux artistes, chapitre, « peindre à Tunis). Il n’est pas étonnant non plus que ceux qui ont refusé, parmi les peintres d’abandonner la réflexion esthétique, parallèlement à leur pratique, se voient traités de jeunes « intellectualisants qui veulent s’imposer comme maîtres à penser » (Z. TURKI.) On oublie que si la culture occidentale, que certains prennent comme modèle de développement, est ce qu’elle est, c’est justement parce que chaque artiste, dans le système libéral, se considère comme maître à penser. « 

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