Art, économie et marché de l’Art au Maghreb. (Partie 1)

with Aucun commentaire

 

La présentation critique de l’aspect économique de l’activité culturelle que constitue la pratique de la peinture de chevalet au Maghreb pourrait, d’un point de vue scientifique, nous aider à mieux cerner la nature de cette activité. Car, c’est bien au niveau des manifestations matérielles concrètes que l’on peut avoir une vision réelle de la signification sociale de l’existence même de cette pratique culturelle importée. Comme le remarque Raymonde MOULIN, l’étude du marché de l’art nous permet de découvrir les motivations qui sont à l’origine de la demande et celles qui se rapportent à la production elle-même. Sans aller jusqu’à dire qu’il est presque impossible, aujourd’hui, d’appréhender l’art « indépendamment de sa signification monétaire »[1], nous pouvons postuler l’importance que revêt la dimension économique, pour la compréhension du statut que la société occidentale contemporaine accorde à la création artistique.

Du point de vue de l’économiste, l’activité culturelle présente nécessairement un aspect économique, celui que lui confère son insertion dans le social, en tant qu’échange de biens et de services. Des biens matériels constitués par des objets idéaux, sans prix que l’on consomme en les payant à des prix souvent fort élevés, et des services qui ne se rapportent pas directement à ceux nécessaires au fonctionnement de l’Economie[2].

Mais l’approche sociologique, alliés à celle des économistes, participe à notre avis d’une limitation à ce qui est reconnu socialement et « intégré », de l’activité artistique, et peut donc nous faire oublier  la considération de cette activité comme étant une pratique libératrice qui permet une conscience plus profonde de soi et de la société. Ce qui ne peut être institué, qu’en acceptant le statut que lui accorde cette même société. C’est-à-dire, en se laissant réduire en idéologie pure ou bien en supplément d’âme destiné à compenser l’aspect purement matériel de la vie quant celle-ci est dominée par des principes de rentabilité, d’efficacité et d’utilité.

Au sein de la société occidentale d’aujourd’hui, il est, en effet, difficile de parler de la création artistique en termes d’économie, d’institution et de marché, sans confondre implicitement cette activité, en principe libératrice, avec son contraire. Ce serait faire tout simplement preuve de formalisme. Comme on le sait la même forme peut avoir des significations parfois totalement contradictoires, selon l’intention, le lieu de manifestation et la perception dont elle est l’objet de la part des membres de la société dans laquelle elle s’inscrit.

Mais ce qui est valable pour l’activité de création elle-même l’est aussi pour l’institution, l’idéologie ou bien le marché. Là aussi, on peut faire preuve de formalisme et confondre un marché « traditionnel » comme lieu d’échange de produits dont la valeur d’usage l’emporte sur leur valeur abstraite d’échange avec un marché plus évolué. Ainsi, une idéologie d’intégration libératrice que l’on pourrait reconnaitre à l’activité dite artisanale, peut être prise pour une superstructure d’un système basée sur le rapport de domination. Et cela peut être vrai, aussi, pour  la démocratie à l’occidentale  qui pourrait être perçue comme forme idéale d’organisation sociale et de conciliation heureuse entre les intérêts de l’individu et ceux de la communauté. Le formalisme pourrait également nous faire prendre une institution à caractère social et économique, comme une corporation d’artisans, qui comprendrait nécessairement une dimension initiatique, pour un  syndicat corporatiste dont la finalité serait uniquement la défense des intérêts des membres qui en font partie, face à d’autres organisations de groupes sociaux .

Tout ceci nous amène à dire que dans notre approche de l’aspect économique, nous allons essayer, tant soit peu, de prendre en considération le caractère spécifique et irréductible de la situation dans laquelle s’inscrit l’activité artistique maghrébine actuelle. (fin des années soixante dix)

C’est pourquoi, on peut avancer, qu’en principe, les significations que l’on doit trouver à cette dimension économique de la pratique picturale au Maghreb, diffèrent d’un pays à un autre. La situation du Maroc, par exemple, étant différente de celle de l’Algérie ou bien de la Tunisie, il est clair que les motivations d’achat d’un collectionneur marocain relèvent d’une conduite distincte de celles qui président aux choix d’une commission d’achat étatique, comme c’est le cas en Tunisie, ou bien de celui de l’Administration d’une société nationale algérienne. (le cas de la SONATRACH, mécène de Khadda).

Il va de soi que, les conclusions auxquelles aboutit une enquête sur le marché de la peinture dans l’un de ces trois pays ne correspondraient pas automatiquement à celles auxquelles est arrivée Raymonde MOULIN, après son enquête sur le marché français. De même que, quand REVAULT D’ALLONNES écrit: « le contraire de la création c’est l’intégration ou l’adaptation de l’oeuvre à l’institution artistique, de l’individu à la société, au pouvoir, à l’histoire; adaptation des valeurs aux idéologies, et du travail de l’artiste aux lois de l’école et du marché, au goût du jour etc. Le contraire de la création c’est l’acceptation », il faut, comme il le signale lui-même, relativiser ces conclusions et les limiter, pour le moment, à la culture occidentale d’aujourd’hui, c’est a dire à ce qu’il appelle la création artistique dans  « notre société, dans notre tribu »[3].

Nous devons rappeler par la même, les conditions socio-historiques qui ont été à l’origine de l’introduction par le haut, de la pratique de la peinture de chevalet au Maghreb. Celle-ci, comme on l’a déjà montré, a été assimilée à une technique de mise en valeur(s) de ce pays, dans le cadre de l’exploitation de la nature et des hommes selon le mode de production capitaliste, importé par le colon.

Cette situation, provoquée par le parachutage d’un mode de production, issu d’une structure sociale ayant son développement historique propre, sur une réalité différente, a été à l’origine de difficultés d’appréciation quant à la nature du système colonial. On connaît les erreurs de jugement, commises par MARX et ENGELS eux-mêmes à ce sujet et leur attitude quant à l’avènement du colon en Asie et en Algérie, qui consistait à considérer cette entreprise comme un moyen d’accélération de l’histoire[4].

Nous avons pu, par ailleurs, constater nous-mêmes , combien cette vision positiviste de l’histoire était encore présente dans les esprits de certains théoriciens de l’art arabe contemporain, qui, comme J. BERQUE, voient, dans l’adoption de la peinture de chevalet et du réalisme occidental, un signe de récupération du regard par les arabes, qui pourrait aider ces peuples à prendre conscience de la réalité matérielle[5].

Tout comme le mode de production auquel elle fait écho, la technique de la peinture de chevalet sera utilisée pour la fabrication d’objets destinés à satisfaire les besoins « culturels » des colons. Comme le signale BARRUCAND lui-même, pour ces derniers « il importait surtout à leur jugement que le sol fut propice à la vigne et aux céréales. Leur optique ne cherchait pas d’autres champs. Mais un certain besoin de paraître, de montrer des billets, d’affirmer un crédit, allait les porter à considérer la peinture comme une valeur immobilière. En cela ils se rapprochent des Américains. De belles collections ont pu être constituées en Algérie, comme un portefeuille bien classé. A côté des revendeurs qui inondaient (le marché) de leurs rebuts, on a organisé des salons originaux. Des amateurs avertis contribuèrent à leur succès. Il fut reconnu et accepté que la bonne peinture trouve preneur en Algérie. On peut considérer d’autre part que les millions consacrés à l’édification du nouveau Musée et les divers prix d’encouragement votés par les Délégations Financières sont un hommage, de l’agriculture, aux beaux arts »[6].

Comme on peut le voir, à travers ce témoignage, l’intérêt que les colons ont éprouvé pour la production picturale qui se faisait en Afrique du Nord était dès le départ de nature économique. Nous incluons sous ce vocable ce désir de paraître dont parle Barrucand, que l’on peut assimiler à un comportement économiquement intéressé.(se référer à ce que Raymonde Moulin appelle la consommation ostentatoire)

La dimension économique de la production picturale était donc rattachée à l’existence même de ce mode de production capitaliste dont le colon était le principal bénéficiaire. D’ailleurs les beaux arts le lui rendaient bien, puisque, comme on l’a déjà vu, les autorités coloniales étaient conscientes de l’impact de « la colonisation intellectuelle, prolongée, au-delà des études universitaires, dans le domaine des arts ». Ceci sans parler de la complémentarité organique entre l’idéologie de domination qui était celle du système colonial et l’essence même de la peinture de chevalet réduite au rang d’une technique de mise en valeur.

Toutefois, on ne peut dire, en évoquant cet encouragement de la minorité d’agriculteurs aux artistes, que nous sommes en présence d’un véritable marché de la peinture tel que nous pouvons en observer les caractéristiques aujourd’hui en Europe. Le manque de tradition et d’oeuvres consacrées, l’aspect conjoncturel et artificiel de la production artistique, (étant donné le fait qu’il ne s’agit pas d’une activité qui ne se réfère qu’à elle-même au départ, et qu’il est plutôt question de répondre à un besoin de légitimation, artistique et spirituelle , d’un rapport d’exploitation pure et que l’on veut ériger en entreprise civilisatrice), toutes ces données nous permettent de dire qu’il serait plus vraisemblable de parler d’un mécénat officiel et privé.

A l’avènement de l’indépendance politique et le départ de la minorité de colons ainsi que des peintres européens qui habitaient en Algérie, le discours légitimant la pratique artistique et les motivations de l’encouragement aux artistes, se sont donnés d’autres finalités, mais le rapport entre producteur et consommateur resta le même. Le seul changement structurel qui a eu lieu a été la création de l’Union des Artistes et ce, une année après la date de la première exposition de peinture en Algérie, après l’indépendance.[7]

Les seuls éléments que nous avons pu obtenir, après quelques brefs séjours en Algérie, où nous avons contacté plusieurs artistes membres de l’Union, indiquent que les clients les plus importants de la peinture qui se fait en Algérie, sont l’État et les sociétés nationales qui gèrent les secteurs économiques les plus importants[8]

Quant au nouveau discours légitimateur, il se rapportait, « dans les premières années de l’Indépendance, à l’idée nationale qui catalysait toutes les visions. Presque tous les peintres produisaient des scènes de la révolution (héros, martyrs, etc.). Nous n’insisterons pas sur leurs motivations qui étaient nombreuses et complexes, écrit Mohamed KHADDA, Secrétaire Général de l’Union des Artistes jusqu’aux débuts des années 70. De la sincérité, du traumatisme de certains jusqu’au sentiment de culpabilité ou à l’opportunisme de quelques autres. Nous avons subi cette peinture pendant près de trois ans, car la qualité de ces témoignages était souvent médiocre, manquait d’authenticité »[9].

Le caractère factice de cette pratique d’importation ne va pas tarder à se faire sentir, surtout après que cette activité se soit trouvée privée de l’encouragement de ceux qui l’avaient implantée.

C’est ainsi que les quelques peintres qui avaient continué à produire « en espérant que le peuple allait s’approprier leurs oeuvres en les consommant », s’étaient trouvés bientôt isolés. « Ces foules d’où on croyait qu’il allait sortir des noyaux d’amateurs se sont amenuisées au fil des années. » Ce que KHADDA et ses amis supposaient, c’était qu’à « un stade réceptif succéderait une période sélective où le spectateur devenu conscient adopterait une attitude critique et enrichissante ». «  La réalité fut plus cruelle, les galeries sont vides et les musées sont désertés ». Ce que les artistes avaient pris pour de l’intérêt « n’était que curiosité éphémère, qui faute d’avoir été cultivée, s’est éteinte »[10].

En dehors de l’aspect didactique et doctrinaire qui se dégage de cette volonté déclarée de cultiver la curiosité du public, nous pouvons quant à nous, constater le désintéressement à l’égard d’une activité culturelle parachutée, de la part d’une société qui ignorait jusqu’à l’existence même de l’art de la peinture en tant que pratique autonome. On peut même avancer que si des artistes continuent à produire, c’est encore grâce à l’encouragement du secteur étatique et semi étatique de l’activité économique et des achats de l’État. Ce qui, dans la plupart des cas, transforme la peinture en discours idéologique.

Ce dont Mohamed KHADDA vient de nous rendre compte à propos de la situation de la peinture qui se fait en Algérie, nous avons pu le constater nous-mêmes en Tunisie. Car nous aussi, nous avons remarqué qu’à l’enthousiasme des premières années de l’Indépendance, a succédé une sorte d’indifférence qui fait dire aujourd’hui même à un des artistes de l’Ecole de Tunis, Hédi TURKI[11]: « Dans notre pays, la peinture dans le sens moderne est très jeune. Nous connaissons, en effet une grande crise de croissance. Cette crise est due, dans une large mesure, à des facteurs plutôt internationaux, parce que le mot liberté, encore une fois, a été si mal utilisé de par le monde et pour cause dans l’expression plastique ».« L’infime minorité de tunisiens qui soit capable de communier avec l’oeuvre d’art est souvent démunie. Ceux qui ont de l’argent sont dans la plupart des cas motivés par autre chose que l’art« [12].

Cette déclaration de l’artiste tunisien Hédi TURKI, figure dans une page que le journal « Démocratie » avait consacrée à ce qu’il appelle la crise de la peinture tunisienne. Lui répondant, et toujours dans cette même page, un jeune peintre, Moncef BEN AMOR, explique cette crise d’une manière simpliste et plus polémique que celle qui se dégage de la déclaration de son aîné. « L’origine et la cause première de la crise, déclare BEN AMOR proviennent du fait que le monde des Arts est divisé en deux camps: les grands, les peintres de l’Ecole de Tunis, et les autres. Le un pour cent permet seulement à ces peintres de s’enrichir davantage. La commission, chargée de la désignation des artistes auxquels on confie les travaux de décoration des établissements publics, est formée de grands peintres. Les salles d’exposition sont de deux genres, étatiques et privées. » Après avoir démontré que le circuit étatique est insuffisant, BEN AMOR en vient à l’évocation du circuit privé. « Son but, nous dit-il est surtout lucratif. Certains propriétaires exigent cinquante dinars  de location et 20% des rentrées. D’autres demandent 20% mais ils sont très sélectifs. Seuls certains favorisés y accèdent. De plus il ne faut pas perdre de vue que lorsqu’un jeune peintre expose, il ne vend que deux ou trois toiles. Et il ne peut exposer qu’une fois tous les deux ou trois ans ».

Les deux explications, à notre avis participent l’une d’une vision abstraite et idéaliste de la pratique picturale et de sa relation avec le social et l’autre d’une appréciation syndicale de la situation. Quant à l’attitude du journal qui intitule sa page: « Comment expliquer la crise, » elle relève d’une volonté de politisation forcée, selon nous, d’un problème de civilisation et non de gestion politique, comme le laisse sous-entendre le mot crise.

Peut-être qu’une présentation objective des données matérielles de la pratique de la peinture à Tunis pourrait nous éclairer un peu plus sur la nature réelle de cette défection du public. (A suivre)

 

[1] Raymonde MOULIN: Le marché de la peinture en France, Introduction page 9. Editions Minuit, Paris 1967. «  Quelle relation existe-t-il entre valeur économique et valeur esthétique, dans une société accordant la primauté aux valeurs économiques… ? »

[2] Maurice GODELIER: Rationalité et irrationalité en Economie T. I. page 30, aux éditions Maspero. Paris 1974. « Iorsqu’un musicien reçoit des honoraires pour un concert, un prêtre des offrandes pour lui-même et son Dieu, ils n’ont produit aucun bien matériel mais des objets idéaux à consommer, ils ont rendu des services.

[3] Olivier REVAULT D’ALLONNES: « La création artistique et les promesses de la liberté » page 262, pour la seconde citation et page 268 pour la première -Ouvrage déjà cité.

[4] ENGELS écrit dans « The NorthernStar » du 22 Janvier 1848: « La lutte des bédouins était sans espoir, mais bien que la façon dont la guerre a été menée par des soldats brutaux comme BUGEAUD soit très condamnable, la conquête de l’Algérie est un fait important et propice au progrès de la civilisation… Après tout, le bourgeois moderne, avec la civilisation, l’industrie, l’ordre et les « lumières » qu’il apporte tout de même avec lui est préférable au seigneur féodal ou au pillard de grand chemin et à l’état barbare de la société à laquelle ils appartiennent ». C’est MARX qui note que « la domination britannique des Indes fracasse la structure de la société indienne, mais d’autre part, elle crée, en unifiant et en développant le pays, les conditions d’une étape nouvelle. » Christian DESCHAMPS: Les idéologies de la libération in Histoire des idéologies, sous la direction de François CHATELET, tome 3, page 324, Editions Hachette Paris 1978.

[5] Nous faisons ici allusion à l’analyse que nous avons faite dans le chapitre précédent, de la théorie légitimatrice de la peinture réaliste produite par les arabes (BERQUE).

[6] Victor BARRUCAND: L’Algérie et les peintres orientalistes, page 19 ouvrage déjà cité. Barrucand il est envoyé en Algérie par la Ligue des droits de l’Homme pour contrecarrer la propagande antisémite. Humaniste, il prend part à la vie culturelle et politique en devenant journaliste. Il écrit plusieurs ouvrages sur les peintres orientalistes.Il devient rédacteur en chef des Nouvelles puis chroniqueur littéraire et artistique à La Dépêche. Le 30 novembre 1902, il publie son propre hebdomadaire, L’Akhbar, où il milite pour un « colonialisme plus humain » En 1919, il finit par obtenir quelques conquêtes politiques pour les «combattants indigènes» de la Première Gerre Mondiale.

[7] II s’agit d’une exposition qui a eu lieu en 1963, sur l’initiative du Comité pour l’Algérie Nouvelle.

[8] Particulièrement celles qui gèrent le secteur des hydrocarbures.

[9] Mohamed KHADDA: Eléments pour art nouveau page 57, Editions UNAP, Alger 1972.

[10] Ibid. Page 67.

[11] Peintre tunisien né en 1922 à Tunis. Membre du groupe de l’Ecole de Tunis. Il est le peintre que l’on peut considérer comme parmi ceux qui ont été le plus encouragé par le secteur étatique aussi bien que par le privé. Hédi TURKI est le frère de Zoubeir TURKI, mais, à la différence de ce dernier, sa production est en grande partie, abstraite.

[12] Hebdomadaire Démocratie, opposition socio démocrate, en date du samedi 21 Octobre 1978.

Répondre