Arts de l’espace, qu’est ce à dire ?

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Parler des arts de l’espace, c’est considérer que ces disciplines ont en commun cette appartenance à l’espace, aussi bien, au niveau de leurs pratiques respectives qu’à celui des champs théoriques dont ils peuvent être l’objet ou, au contraire, l’origine et le fondement. Il faudrait ajouter à cela que chacune, de ces pratiques de l’art de l’espace, décline ce dernier, selon son mode particulier et qui, souvent, n’est autre que l’une des catégories à partir desquelles on définit l’espace, selon le nombre de dimensions, sous lesquelles il se présente à nos sens et à notre conscience. Ainsi, l’art de peindre pourrait être défini comme étant l’art de l’espace à deux dimensions ; parce que peindre c’est, dans les faits, « couvrir une surface plane de lignes et de couleurs, en les assemblant d’une certaine manière ». En reprenant, ici, le contenu de la fameuse définition du tableau, que Maurice Denis avait formulée, vers la fin du dix-neuvième siècle, nous soulignons, par la même, que pour un peintre, un tableau est avant tout une toile. C’est-à-dire un morceau de tissu, tendu sur un châssis en bois, défini d’abord, par sa longueur et sa largeur et dont leur rapport, (objet de spéculation esthétique ayant trait aux proportions considérées harmonieuses), est souvent utilisé pour en définir le format : paysage, marine, figure ; et ce, indépendamment du contenu  figuré auquel peuvent renvoyer ces appellations. Ces dernières, ayant, pour les peintres, un caractère purement technique de mesures, n’ont pas de rapport de signification, avec les peintures figuratives  qu’elles semblent désigner.

Toujours est-il que cette définition de l’art de peindre, comme étant l’art de l’espace à deux dimensions, pourrait ne pas être extensible, à certaines formes actuelles d’Arts, qui semblent inaugurer des pratiques autres, de disciplines artistiques, également autres. On devine aisément qu’il s’agit des arts de l’installation, de la performance et ceux d’autres pratiques, issues, quant à elles de l’usage spécifique de nouvelles technologies. Ce dépassement, qui pourrait s’avérer qualitatif, par les arts plastiques actuels, du champ traditionnel de l’art de peindre, se fonde, essentiellement sur le fait que ces nouvelles pratiques situent, désormais, leurs activités dans une catégorie spatiale différente : celle de l’espace à trois dimensions, pour les arts de l’installation et de la performance, et dans une catégorie spatiale nouvelle, parce que radicalement virtuelle, pour les pratiques artistiques dites numériques.

Le Cinéma quant à lui, semble, de ce point de vue, relever d’un espace de représentation particulier. C’est qu’en fait, tout en utilisant un espace à deux dimensions, celui de ces deux surfaces planes que sont, la pellicule, (lieu d’inscription de l’image) et l’écran (support de sa projection), il requiert, pour la confection de ses images, l’aménagement d’un espace concret à trois dimensions ainsi que la mise en scène de cet espace. Cette dernière activité le transforme en lieu de jeu, objet de la prise de vue de départ. Et si l’on rappelle que le cinéma est, également, un art du mouvement, donc du temps, l’on comprend la tentation de prendre le septième art pour un art total et, même, pour l’art synthèse qui,  dans les cas où, dans sa production, l’on utilise les nouvelles technologies, se transforme, qualitativement, en art de synthèse. L’on peut comprendre, dès lors, l’intérêt, qu’il y aurait, pour la recherche, à adopter cette optique d’analyse de l’espace, sous toutes ses catégories dimensionnelles.

 Et cette analyse ne sera qu’encore plus prometteuse, lorsqu’il s’agit de l’étude de situations où ces différents modes d’organisation de l’espace se rencontrent et se croisent, pour se dépasser les uns dans les autres et les uns par les autres.

Ainsi, certaines de ces rencontres de l’art de l’Architecture (que celle-ci soit d’intérieur ou d’extérieur) avec les Arts de la Mise en Scène, donnent lieu à la naissance de pratiques nouvelles et spécifiques de l’aménagement de l’espace,  qui les changent, qualitativement. Par l’effet de cette rencontre, l’Architecture d’Intérieur, peut devenir Scénographie, Aménagement festif ou communicationnel, ou bien simple « étalagisme ».

le fonctionnel et le fonctionnant

En rapport avec cette manière de définir les Arts de l’Espace, en fonction des dimensions, à travers lesquelles, ce dernier se décline, en tant que matériau fondamental, dans la pratique de ces arts, l’on peut faire observer que dans cette vision, il est très difficile de distinguer les Arts réputés d’Expression de ceux qui relèvent de l’Architecture ou du Design, réputés fonctionnels.

C’est qu’en adoptant ce point de vue de producteur, manipulateur d’espaces divers, l’on se rend compte que l’activité de création de formes, dans les deux domaines, supposés distincts, obéit, en toute réalité, aux mêmes principes de cohésion et de cohérence, nécessaires à l’accès de toute œuvre à sa signifiance, issue de son fonctionnement propre. Que cette œuvre soit un tableau de peinture, une sculpture, une réalisation architecturale ou bien un objet Design des plus  fonctionnels, le fait qu’elle soit réussie ou ratée dépendra de la capacité de son auteur à l’amener à son terme, en la faisant accéder à son état de fonctionnement.

Précisons d’abord que cette référence au fonctionnement propre d’un tableau ou d’un objet Design utilitaire, nous amène à distinguer la notion de fonctionnel de celle de « fonctionnant ».

Un objet fonctionnel obéit à une fonction qui lui est extérieure et à laquelle il peut, bien ou mal, s’adapter, pour la servir ; alors qu’un objet « fonctionnant » c’est un objet qui fonctionne, dans le sens où sa fonction n’est plus extérieure, mais le résultat de la cohérence de sa conception et la cohésion de ses composantes et émane, donc, de la capacité de cet objet à fonctionner et non pas à être seulement fonctionnel.

Le grand peintre anglais, Francis Bacon, parlant de sa manière de reconnaître, au moment où il est entrain de le peindre, qu’un tableau est achevé dit que c’est lorsqu’il constate que  çà fonctionne ! Précisant que cela n’arrive pas à tous les coups. De son côté, Oliviers Revault d’Allones, explique dans son livre, « La création artistique et les promesses de la liberté », comment les pièces d’un moteur de voiture se distinguent par leur cohésion nécessaire et la cohérence de leur agencement, qui tendent à permettre à l’ensemble de fonctionner.

C’est cette même logique de la fonction immanente et non pas projetée, qui se laisse admirer dans la beauté « évidante » de nos « architectures » vernaculaires, aussi bien bâties que creusées, du Sud et d’ailleurs et dont on peut décrire leur espace comme étant « à portée de main » et non pas « à portée d’œil (de vue) ». Le caractère ergonomique  de leurs intérieurs provient du fait qu’à la différence des espaces conçus-projetés des architectes, qui tendent à réaliser des espaces à la mesure de l’Homme, ces espaces « à portée de main » ont l’homme pour mesure. Et ce dernier n’est autre que le corps de l’individu concret du maître d’ouvrage, qui est, parfois, l’usager lui-même, dont le Modulor de Le Corbusier n’est que la projection abstraite.

Après l’évocation de cette fonctionnalité qui « va de soi » des espaces intérieurs  à portée de main, des espaces traditionnels et ce caractère  fonctionnant, différent de fonctionnel, commun aux œuvres d’Arts Plastiques et aux pièces mécaniques d’un moteur de voiture, observons à présent qu’en matière de Design, en général, et de Design espace, en particulier, les œuvres sont souvent redevables d’une certaine fonctionnalité programmée. Mais cette dernière ne peut prétendre à une fonctionnalité certaine, sans risque de perdre sa qualité d’œuvre d’Art.

C’est que cette référence à la fonctionnalité, lorsqu’elle n’est que la stricte observance des exigences du commanditaire ou bien la réponse, supposée adéquate, aux besoins préétablis de l’usager et qui se réduirait, le cas échéant, à une soumission pure et simple à l’impératif du rendement, nous rappelle que la fonctionnalité d’un aménagement ou bien d’un objet Design est toujours l’objet d’un compromis nécessaire, entre plusieurs intervenants qui doivent faire preuve, chacun à partir de sa propre position, d’un sens de la composition pour le moins certain. L’on sait, comme on le précisera par la suite, pour l’exemple du scénographe de théâtre, qu’un architecte d’intérieur qui ne serait pas porteur de son propre « programme », issu de sa vision personnelle de la finalité de l’aménagement qu’on lui propose de réaliser et qui se contenterait donc d’exécuter, à la lettre, le programme qui lui serait imposé  par le commanditaire, n’aura pas assumé pleinement son rôle. Il y va, en effet, de l’intérêt bien compris du commanditaire lui-même, qui, en s’accommodant de la passivité de « son » architecte d’intérieur, se sera laisser priver du sens de la composition, dont ce dernier aurait fait preuve, en tant qu’artiste et non pas seulement en tant que technicien.

Observons, aussi, que cette manière de classer les différents arts en fonction de leur « espacesupport-matériau », qui nous fait situer le Cinéma parmi les arts à support bidimensionnel que ce soit au niveau de la pellicule ou bien à celui de l’écran de projection, aux côtés de la peinture, et non pas, parmi les Arts du spectacle et le Théâtre comme on pourrait le supposer, pourrait témoigner des implications théoriques  d’une approche praticienne de producteur. Il en est de même pour le classement de l’Architecture, parmi les Arts de l’Espace-temps à trois dimensions, aux côtés du Théâtre et des Arts du Spectacle. Ce type de classement et de définition, n’a pas pour objectif de faire comprendre la vérité de ces arts ou bien leur essence, mais d’orienter la conscience vers l’activité de production qui nécessite que l’on prenne en considération la qualité propre de l’espace en question, que l’on va utiliser dans la fabrication d’un tableau ou d’un film : espace à deux dimensions, ou bien dans la réalisation d’une architecture, d’une scénographie ou bien d’une mise en scène théâtrale: espace-temps à trois dimensions.

Tout cela pour expliquer, par l’exemple, qu’en matière d’enseignement de l’art, il sera difficile de légitimer, au niveau de l’acquisition d’une compétence artistique, le fait de distinguer une licence appliquée d’une autre, supposée plus lourde que l’on dira fondamentale. Car la compétence artistique n’est pas une technique que l’on applique mais une praxis que l’on acquiert dans l’expérience de « la théorisation de sa pratique » et « la pratique de sa théorie». Et si l’on veut bien comprendre cette dimension particulière de l’activité de création, l’on pourra même dire que toute licence artistique est fondamentalement appliquée, dans le sens que le cursus qu’elle désigne n’est nullement l’application d’une théorie ou la mise en pratique d’un savoir théorique préalable, mais l’apprentissage d’un engagement fondamental de l’être, nécessaire à l’acquisition réelle de ce type de compétence.

Et si l’évocation de l’enseignement de ces disciplines ayant trait aux arts de l’espace, nous fait tenir des propos, quelque peu philosophiques, c’est aussi parce que toute pratique de ces disciplines constitue, en soi une, philosophie pratique, dont les étudiants autant que les professionnels doivent en être conscients ou au moins informés.

Dans ce champ spécifique de savoir humain, à la fois théorie et pratique, lorsque le récepteur est bien disposé, l’information, que l’on donne à l’étudiant, peut se transformer, en « In-formation » ; c’est-à-dire, en cette formation du dedans, qui permet l’éclosion d’une personnalité créatrice et non pas seulement d’un individu technicien.

Il serait, peut être, opportun d’évoquer, à présent, d’autres approches de la question, fondées, non pas, comme celle que nous venons de voir, sur la conscience manipulatrice des « producteurs-aménageurs » d’espaces, mais à partir du point de vue de ceux, qui, à partir de la Renaissance italienne vont en avoir une optique « littéralement visuelle ».

Faire du visible le fondement même de l’existant : quelles conséquences ?

Il faudrait souligner, d’abord, que le fait de privilégier le sens de la vue et faire du visible le fondement même de la réalité du monde, signifie que la vision qui va résulter de cette approche est celle d’une réalité « à portée de vue », différente de celle « à portée de main » dont la conscience n’a pas pour objet un monde à comprendre, mais une réalité à transformer. Or, on ne peut voir un objet que si nous sommes séparés de ce dernier par une certaine distance. On appelle cela le besoin de recul, nécessaire à toute vision objective. Rien d’étonnant, alors, à ce que cette élévation distante ait pour finalité de réfléchir (comme avec un miroir) une réalité qui pour être vue et donc réfléchie, doit être d’abord fixée. L’immobilisation de l’objet de notre vision est la condition même de la netteté de l’image que l’on peut se faire de cet objet. Le monde est alors nécessairement transformé en images nettes et fixes, à partir desquelles l’on peut se faire « une certaine idée » de la réalité dite objective. De là à ce que l’on procède, par  projection-réflexion , à la superposition de l’image du monde, au monde même, le pas est vite fait et l’on se met à définir un tableau comme étant « une fenêtre ouverte sur le monde »[1] et la peinture comme une activité intellectuelle dont le produit est « chose mentale » (cosa mentale).

Cette « vision » du monde, fondée sur l’idée de séparation, de distance et donc de perspective, est, en fait, la représentation « objective », à travers laquelle l’individu, en tant que Sujet et Homme théorique se met à Voir le monde, réduit à un Objet. Et ce, en prenant cette représentation monoculaire pour Le Monde même. Celui que lui fait voir son œil unique, transformé en Objectif d’une Chambre Obscure (caméra obscura), son autre œil, ayant été nécessairement, fermé, pour pouvoir voir en perspective.

Comme on peut le constater, cette définition du tableau, comme étant une fenêtre ouverte sur le monde, on n’y indique même pas qu’il s’agit d’une représentation du monde. L’on peut se risquer à avancer qu’il s’agit d’une définition en «raccourci» ; puisqu’elle prétend à la restitution scientifique de la réalité visible et peut donc se passer d’une quelconque distanciation qui aurait pu objectiver son caractère objectif de « représentation », recouvrant une surface plane. L’illusion perspectiviste qui consiste à escamoter les deux dimensions de la toile support et à les cacher, sous l’image tridimensionnelle de projection, fait que la réalité de l’espace bidimensionnel de la toile, de telle ou de telle autre manière, organisé, se dérobe à la conscience et se transforme en « inconscient » du tableau.  Le tableau cache la toile écrit Derrida ; et Nicolas Poussin, en peintre lucide, conseille à un ami de « lire le tableau avant de lire l’histoire », en nous faisant comprendre que, pour lui, le tableau c’est la toile même (la surface plane, recouverte de peinture) qu’il faut lire (en tant que composition) avant d’interpréter le contenu anecdotique que le tableau représente.

L’escamotage de l’espace à deux dimensions de la toile rendue invisible, après son recouvrement par la perspective, ne sera pas l’unique conséquence de l’adoption de cette dernière, par l’Europe de la Renaissance. L’espace des autres arts, ceux qui appartiennent à la catégorie tridimensionnelle vont être, également, escamotés.

En fait, ce ne sont pas les arts de l’espace qui vont être les victimes de cette mise en perspective du monde, mais l’espace concret même, aussi bien sous sa forme bidimensionnelle de plan que sous sa forme tridimensionnelle de vide et plein.

C’est ainsi que l’Art de la Sculpture sera réduit à la production de formes en volume qui seront classées selon les niveaux d’élévation à travers lesquels ces formes vont saillir : bas relief, haut relief, et ronde bosse. Des désignations qui ignorent, à leur manière, l’espace à trois dimensions, qui n’est pas fait de volumes mais de vide et de plein. Ce n’est qu’avec la sculpture du XXème siècle que cet art va recouvrer sa dimension spatiale concrète, en se présentant sous des formes composées de séquences vide-plein au sein d’un même objet, tel les sculptures de l’anglais Henry Moore.

En conséquence, également de cette mise en perspective du monde, l’Architecture, art de l’organisation de l’espace à trois dimension, n’a été définie en relation avec l’espace que très tardivement, à partir de la quatrième décennie du vingtième siècle ! Françoise Choay, dans un article de L’Universalis, intitulé  Espace et Architecture, écrit : «  le substantif espace appartient, aujourd’hui, au langage courant concernant l’Urbanisme (espace urbain, espace public, espace vert) et l’Architecture (espace classique ou baroque, statique ou dynamique et plus spécifiquement, espace de séjour, espace de repos, espace de travail). Mais cet usage est récent. Il ne s’est généralisé qu’après les années 1940, lorsque la locution art de l’espace a remplacé, sans s’y substituer, la locution art du dessin, consacrée par Vasari. »[2]

Ainsi, l’Architecture, en tant qu’art du dessin et non pas de l’espace, ne consistait pas à aménager l’espace, formé de pleins et de vides, mais à effectuer une  projetation  à deux dimensions que l’on va appeler plan (dessin conçu par un architecte) suivie de sa projection en trois dimensions illusoires, par le biais de la perspective. Ce qui explique le fait que les grands architectes de la Renaissance ne nous aient laissé, souvent, que des plans projets et des façades. Pour eux, il s’agissait de perspectives et non d’espaces. Le tout était considéré, sous l’angle de l’esthétique, ramenée à des problèmes de proportions, d’ordres, et d’harmonie de l’ensemble. L’escamotage, en architecture, de l’espace réel, à trois dimensions, par la mise en perspective du monde et sa mise à distance, pour mieux le mettre en spectacle, est à lier, aussi, à un autre aspect du système  perspectiviste lui-même.

Il s’agit de la relation organique qui lie ce système de représentation, au théâtre dit à l’italienne, produit, lui aussi de cette Renaissance européenne qui, en adoptant la représentation perspective, avait transformé le monde en théâtre des apparences. Ce n’est donc pas un hasard si les critiques formulées à l’encontre de l’architecture, comme Art du Dessin, proviendront, plus tard, de la rencontre entre l’Architecture et le Théâtre, dans le cadre du travail du Scénographe. L’on connaît à ce sujet, les objections fondamentales que le grand scénographe suisse Adolphe Appia avait formulées à l’encontre de la scène théâtrale issue de la tradition de la Renaissance italienne et ce, en soulignant « la fausseté d’un univers scénique à deux dimensions où s’inscrit la réalité à trois dimensions du corps de l’acteur ».

Et à partir du moment où l’on veut réinvestir l’espace par son corps, on ne peut plus continuer à observer la distance qu’impose le point de vue, (fut-il à points de fuites multiples) d’une mise en perspective de l’espace de la scène, transformé, désormais, en lieu de jeu. Un jeu qui ne va plus être composé de tableaux successifs mais d’une continuité d’actions, réalisées par des actants, au sein d’un  théâtreespace de jeu, où sont réunis des joueurs acteurs à des joueurs spectateurs. Car, par l’abolition de la perspective, c’est tout l’espace du théâtre qui se transforme en  lieu de jeu.

C’est lorsqu’il s’adonne à des activités qui relèvent du symbolique, que l’homme se fait le plus proche de ses conditions de terrien.

L’abolition de la distance va être à l’origine de l’instauration d’une activité de distanciation et ce, pour ne pas retomber dans la projection fusionnelle, caractéristique au fonctionnement du théâtre perspectiviste. Fusion entre l’acteur en tant que personne et le personnage qu’il est appelé à jouer, souvent en s’y projetant en toute vraisemblance, à partir d’une sorte de perspective mentale et psychologique intérieure. Fusion, aussi, entre la réalité narrée par le théâtre et un spectateur subjugué qui, va s’y identifier par projection à partir d’une autre sorte de perspective mentale ; mais extérieure : celle qui va superposer l’œil du spectateur au point de fuite. Cette activité de distanciation va, en effet, permettre, et à l’acteur, devenu actant, et au spectateur, devenu participant, de s’adonner à la pratique de l’interprétation, chacun de son lieu propre. L’acteur va procéder à l’interprétation du rôle qui lui sera assigné, dans le cadre de l’interprétation scénique, réalisée par le metteur en scène de l’œuvre théâtrale écrite par l’auteur. Le spectateur, que la distanciation déloge de sa position de spectateur passif et lui impose d’être, également, interprète, va « apprécierinterpréter », à son tour, les différentes performances accomplies, devant et autour de lui, par le metteur en scène, le scénographe et les acteurs.

Comme on peut le remarquer, à partir du moment où elle est impliquée dans la Scénographie, l’Architecture recouvre sa véritable identité d’espace à trois dimensions et ce, parce que, en fait, la Scénographie c’est l’organisation de l’espace, en fonction des besoins d’un art dont le fondement est le corps même de l’acteur. Un corps dont les mouvements, gestes et déplacements sont en situation objective de représentation, dans un espace produit, pour concourir à la réussite de cette entreprise d’expression artistique. Ce qui nous amène à constater que, paradoxalement, c’est lorsqu’il s’adonne à des activités qui relèvent du symbolique, que l’homme se fait le plus proche de ses conditions de terrien. C’est dire aussi que notre conscience de la réalité n’arrive à dépasser les visions spontanées que nous nous faisons de celle-ci, qu’à partir du moment où nous participons activement à sa « transformation-production ». Le travail est connaissance aurait rappelé Marx, retrouvant, par la même, ce que les mystiques musulmans disaient, en faisant remarquer qu’en Arabe, le passage du mot ‘alima  علم connaître, savoir   au mot ’amila عمل travailler, faire, agir, s’obtient par simple permutation.

Ce que nous venons d’avancer, à partir de l’examen des conditions d’exercice du travail artistique du scénographe de l’acteur et du metteur en scène, dont le produit permet à l’être humain de se retrouver, dans sa dimension ontologique tridimensionnelle de terrien, nous l’avons déjà suggéré à propos de l’art de peindre dont le lieu est le plan dans sa réalité bidimensionnelle. Le plan qui est cette autre version de l’espace ontologique, avant, ou après, qu’il ne s’ouvre à la dimension spatiotemporelle. Cette troisième dimension que l’on qualifie de quatrième, pour ne pas remettre en question la prétention de la perspective, relayée par les techniques de représentation en 3D,  à la restitution du réel.

C’est dire, également, qu’en tant qu’activités spécifiquement humaines, l’on ne peut oublier l’implication des arts de l’aménagement de l’espace dans l’organisation de cette donnée existentielle que représente, pour les hommes, l’espace même et que les sages parmi eux, et au sein de toutes les civilisations, ont toujours considérée comme le fondement de notre identité fondamentale de « terriens ».

Architecture : de l’Art du dessin à l’Art de l’espace, expression d’une vision du monde

Comme le signale Françoise Choay, dans son article de l’Universalis auquel nous nous sommes déjà référé, Henri Focillon donnait dès La Vie des Formes (1943) une formulation simplifiée mais éloquente de l’espace : « L’espace est le lieu de l’œuvre d’art, (celle-ci) le définit et le (…) crée tel qu’il lui est nécessaire » et le privilège de l’architecture tient à ce que les trois dimensions ne sont pas seulement son lieu (…) « mais aussi sa matière, comme la pesanteur et l’équilibre ; (…) c’est dans l’espace vrai que s’exerce cet art, celui où se meut notre marche et qu’occupe l’activité de notre corps .C’est dans ce sens que les architectes et les architectes d’intérieur considèrent l’espace comme étant le fondement même, de l’exercice de leurs métiers. L’Architecture, l’Architecture d’Intérieur et la Scénographie ont à ce titre un rapport ontologique à l’être. L’espace est, en effet, à la fois le « lieu où se meut notre marche et qu’occupe l’activité de notre corps » comme le souligne Henri Focillon, mais il est, également, en tant qu’espace organisé, le produit de cette activité humaine dont il est le lieu d’exercice.

C’est dire, par la même, le caractère fondamentalement culturel de l’espace aménagé. Et, à ce niveau de réflexion, l’on doit préciser que toute approche « naturaliste » de la question et qui instituerait une filiation de continuité évolutive entre  la caverne primitive  et l’organisation de l’espace, au sein de la cité serait pour le moins réductrice de la dimension essentiellement créatrice et sociale, des activités de conception et de réalisation architecturales. L’activité de production de l’espace est à considérer, à juste titre, comme une activité « économique » de transformation dont la vocation sociale est affirmée au quotidien ; et ce, quel que soit le mode de production de la société en question. Qu’elle soit l’objet d’une commande, suivie d’une activité de « conception-réalisation » et soumise, à la fin, à l’évaluation de l’usage signifie surtout que l’œuvre d’architecture ou bien de scénographie s’effectue dans un espace social, traversé, de bout en bout, par l’activité collective d’usage, de transformation, de production, d’échange et de communication.   Et, bien sûr, ces dimensions économiques et sociales changent de qualité et de registre avec le changement des modes, toujours différents, d’organisation sociale et de production économique, qui peuvent correspondre à des modes de production de pensée, et de perception, également différents, et que sont ces « visions du monde », au sens de « Weltanschauung », en langue allemande.

Ainsi le mode de penser, de produire, d’échanger et d’utiliser n’est pas le même pour l’architecture du Moyen Age européen, dite féodale que celui de l’architecture dite islamique qui lui est contemporaine ; même si dans les deux cas il s’agit également de mode de penser dits « religieux ». La différence devient encore plus affirmée quant il s’agit d’architecture occidentale, classique ou contemporaine par rapport aux architectures vernaculaires. Ceci pourrait signifier, aussi, que l’organisation de l’espace, comme activité spécifiquement humaine, dont le fondement est de  nature culturelle, fait partie des sciences de l’homme, celles qui ont pour objet, aussi bien les sociétés humaines et leurs modes de production et de reproduction que les activités qui en découlent. En tant que tels l’Architecture, le Design espace et la Scénographie n’ont plus pour objet de concevoir, par le dessin, une imitation du réel à aménager, ou bien déjà aménagé ; mais, plutôt, d’opter pour la recherche. Et comme le signale le scénographe, homme de théâtre, de cinéma et de télévision, l’italien Renato Lori, la scénographie se doit d’explorer les voies de l’interprétation psychologique et de la recherche et ainsi devenir l’architecture d’un environnement à l’intérieur duquel se déroulent des événements relevant d’une ou de plusieurs activités humaines.

L’évocation de l’italien Renato Lori[3], par la citation, nous amène, nécessairement, à celle des réalisations scéniques contemporaines qui soulignent un rapport d’adéquation entre l’intervention du metteur en scène et celle du scénographe. Comme le signale Jean Chollet, dans son article consacré à la Scénographie (dans la version 2004 de l’Universalis) un décor inadapté est souvent le résultat d’une divergence entre eux. C’est pourquoi des tandems se sont formés dans une osmose créatrice : Strehler et Damiani, Planchon et Allio, Vitez et Kokkos, Chéreau et Peduzzi, François et Mnouchkine, Régy et Jeanneteau. Ils permettent, dans l’échange, une harmonisation de deux univers tendus vers une même finalité. Chollet ajoute, en vue de donner à son point de vue une véritable dimension actuelle de la pratique de l’art de la Scénographie, qu’en maîtrisant les apports de nouvelles technologies (en matière de lumière, son, vidéo et images projetées), la Scénographie dispose, aujourd’hui, d’un vocabulaire artistique qui lui permet de répondre aux différentes formes dramatiques. Elle fait partie intégrante et constitutive d’un art éphémère en constante mutation. Sa spécificité conceptuelle lui ouvre aussi d’autres applications, dans des domaines tels que l’Architecture, la Muséographie, ou les expositions.

C’est que le rapport de voisinage de ces deux pratiques artistiques d’aménagement de l’espace est, en réalité un rapport de continuité et de rupture à la fois. Et l’on est en droit de se demander si leurs rapports ne relèveraient pas de la question, à caractère esthétique, de la correspondance des arts. Cette dernière n’étant pas entendue sous son aspect métaphysique de fusion des arts mais de correspondance dans la diversité des réalités spécifiques de chacune des pratiques artistiques.

Il est important de signaler, ici, les dangers que pourrait avoir l’adoption, par des artistes de disciplines artistiques voisines, de cette théorie de la correspondance des arts comprise sous l’angle, ou plutôt sous le manteau, de la fusion.

Dans la majorité des cas, cela favorise l’émergence d’attitudes d’hégémonie, de la part de praticiens qui, n’étant pas assez conscients des limites du champ d’exercice de leur discipline, souvent par manque de maîtrise de cette dernière, procèdent à l’annexion de la discipline voisine, en la prenant pour une simple projection de la leur. C’est souvent le cas d’architectes qui se comportent à l’égard de l’architecture d’intérieur comme s’il s’agissait d’une simple extension de leur propre champ de pratique. Mais c’est souvent le cas, également, d’architectes d’intérieurs, lorsque ces derniers se mettent à croire que la scénographie est une application particulière de leur propre domaine d’exercice.

[1] La définition est de Léon Battista Alberti (1404-1472), grand humaniste de la Renaissance italienne, architecte, peintre, sculpteur, musicien, poète et philosophe, dont les ouvrages sur les arts figuratifs et l’architecture constituent les premiers traités modernes d’esthétique (nous citons, ici, Frédérique Lemerle dans son article de L’Universalis sur Alberti), cet homme a été avec beaucoup d’architectes de peintres et de sculpteurs de sa génération, l’un des fondateurs de ce mode de représentation dont le fondement est le dessin en perspective mono focale.

[2] Encyclopédia Universalis. Version 10.Edition numérique.

[3] « Renato Lori travaille comme scénographe depuis 1976. Il a signé les décors de plus de soixante pièces de théâtre, aux côtés de nombreux metteurs en scène, dont Mauro Bolognini. Il est également l’auteur des scénographies de plusieurs films parmi lesquels Le Plongeon de Massimo Martella et Le Contrôleur de Stefano Incerti. Il a également participé aux décors de films de grands cinéastes tels que Dario Argento, Francis Ford Coppola, Richard Franklin, Alfredo Giannetti et Gérard Oury. Il a enseigné la scénographie et la scénotechnique à l’Académie des Beaux-Arts de Brera à Milan, à Bari et à Catanzaro, et il enseigne actuellement aux Beaux-Arts de Foggia. »                   www.amazon.fr/métier-scénographe-cinéma-théâtre-télévision.

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